Je sortis de la ville d’Alexandrie dans le dessein d’aller trouver ce cheikh (que Dieu nous en fasse profiter !), et j’arrivai à la bourgade de Téréoudjeh, qui est éloignée d’une demi-journée d’Alexandrie. C’est une grande bourgade où résident un kadi, un ouâli (gouverneur) et un nâzhir (inspecteur). Ses habitants sont remplis de nobles qualités et de politesse. J’ai eu des relations avec son kadi, Safy eddîn ; son Khatib, Fakhr eddin, et avec un habitant distingué, que l’on appelait Mobàrec et que l’on surnommait Zeïn eddîn. Je logeai à Téréoudjeh chez un homme pieux, vertueux et jouissant d’une grande considération, que l’on nommait Abd alouahhâb. Le nazir Zeïn eddin Ibn alouâïzb me donna un festin d’hospitalité. Il m’interrogea touchant ma ville natale et le chiffre de ses impositions. Je l’informai qu’elles s’élevaient (chaque année) à douze mille dinars d’or environ. Il fut surpris de cela et me dit : « Tu vois cette bourgade, eh bien ! ses impositions se montent à soixante et douze mille dinars d’or. » La cause pour laquelle les revenus de l’Égypte sont si considérables, c’est que toutes les propriétés territoriales y appartiennent au fisc.
Je partis de cette bourgade et arrivai à la ville de Demenhoûr (Timenhor, ou la ville de Horus, autrement appelée Hermopolis parva). C’est une place importante dont les tributs sont considérables et les beautés très renommées. C’est la métropole de tout le Bohaïrah (gouvernement qui tirait son nom du Bohaïrah ou lac Maréotis) et le centre de l’administration de cette province. Elle avait alors pour kadi Fakhr eddîn Ibn Meskîn, un des jurisconsultes de la secte de Chàfeï, qui fut investi de la dignité de kadi d’Alexandrie, lorsque Imàd eddîn Alkendy en fut dépouillé, à cause de l’événement que nous avons raconté ci-dessus. Un homme digne de foi m’a rapporté qu’Ibn Meskîn donna vingt-cinq mille dirhems, équivalant à mille dinars d’or, afin d’être nommé kadi d’Alexandrie.
Nous partîmes de Demenhoùr pour Fawwa, qui est une ville d’un aspect merveilleux et non moins belle à l’intérieur. On y voit de nombreux vergers ; elle possède des avantages distingués et remarquables. C’est là que se trouve le tombeau du cheikh, du saint Abou’nnédjàh, dont le nom est célèbre, et qui fut, pendant sa vie, le devin de tout ce pays.
La zaouïa du cheikh Abou Abd Allah Almorchidy, que j’avais l’intention de visiter, est située dans le voisinage de la ville, dont un canal la sépare. Lorsque je fus arrivé à Fawwa, je la traversai et je parvins à la zaouïa du cheikh, avant la prière de l’àsr. Je le saluai et je trouvai près de lui l’émir Seïf eddîn Yelmélec, un des khâssékis (officiers attachés à la personne du sultan). Au lieu d’Yelmélec, le peuple appelle cet émir Almélic ; en quoi il se trompe. L’émir s’était logé avec sa troupe en dehors de la zaouïa. Lorsque j’entrai chez le cheikh, il se leva, m’embrassa, fit apporter des aliments et mangea avec moi. Il portait une djohhah (robe courte) de laine noire. Lorsque l’heure de la prière de l’asr fut arrivée, il me chargea d’y présider en qualité d’imâm. Il en usa de même pour toutes les autres prières dont l’heure se présenta pendant que je me trouvais près de lui, et cela durant tout le temps de mon séjour dans son habitation. Lorsque je voulus me coucher, il me dit : « Monte sur le toit de la zaouïa et dors en cet endroit. » On était alors au temps des premières chaleurs. Je dis à l’émir : « Au nom de Dieu ! » Il me répondit par ce verset du Coran (XXXVII, 164) : « Chacun de nous a un séjour déterminé. » Je montai donc sur le toit et j’y trouvai une natte, un tapis de cuir, des vases pour les ablutions, une cruche d’eau et une écuelle à boire. Je dormis en cet endroit.
MIRACLE DE CE CHEÏKH.
Cette nuit-là, pendant que je reposais sur le toit de la zaouïa, je me vis en songe porté sur l’aile d’un grand oiseau, qui volait dans la direction de la Kiblah (la Mecque), puis dans celle du Yémen ; puis il me transportait dans l’orient, après quoi il passait du côté du midi ; puis il volait au loin vers l’orient, s’abattait sur une contrée ténébreuse et noirâtre, et m’y abandonnait. Je fus étonné de cette vision et je me dis : « Si le cheikh m’interprète mon songe, il est vraiment tel qu’on le dit. « Lorsque je me présentai, le lendemain matin, pour assister à la prière de l’aurore, le cheikh me chargea de la diriger en qualité d’imâm. L’émir Yelmélec vint ensuite le trouver, lui fit ses adieux et partit. Les autres visiteurs qui étaient là lui firent aussi leurs adieux, et s’en retournèrent tous, après qu’il leur eut donné comme provision de route de petits biscuits. Cependant je récitai la prière surérogatoire du matin (à environ dix heures). Le cheïkh m’appela et m’expliqua mon songe ; en effet, lorsque je le lui eus raconté, il me dit : « Tu feras le pèlerinage de la Mecque, tu visiteras le tombeau du prophète, tu parcourras le Yémen, l’Irak, le pays des Turcs et l’Inde ; tu resteras longtemps dans cette dernière contrée, et tu y verras mon frère Dilchâd (cœur joyeux) alhindy, qui te tirera d’une affliction dans laquelle tu seras tombé. » Cela dit, il me pourvut de petits biscuits et d’argent pour le voyage ; je lui fis mes adieux et je partis. Depuis que je l’ai quitté, je n’ai éprouvé dans le cours de mes voyages que de bons traitements ; et ses bénédictions me sont venues en aide. Parmi tous ceux que j’ai rencontrés, je n’ai pas trouvé son pareil, si l’on en excepte l’ami de Dieu Sidi Mohammed almoulah, qui habite l’Inde.
Cependant nous nous rendîmes à la ville de Nahrârïah, qui occupe un emplacement considérable, mais dont la construction est récente. Ses marchés présentent un beau coup d’œil. Son émir, qui s’appelle Sa’dy, jouit d’une grande considération ; il a un fils qui est au service du roi de l’Inde et dont nous parlerons ci-après. Le kadi de Nahrârïah est Sadr eddîn Soleïmân almâliky, l’un des principaux personnages de la secte de Mâlik. Il alla dans l’Irak, en qualité d’ambassadeur d’Almélic annâcir, et fut ensuite investi de la dignité de kàdhi de la province de Gharbiyah. Il a une belle figure et un extérieur avantageux. Le khathib de Nahrârïah est Cherf eddîn Assékhâouy, qui est au nombre des hommes vertueux.
De Nabrârïah je me rendis à Abiàr, qui est d’une construction ancienne, et dont les environs exhalent une odeur aromatique ; elle possède un grand nombre de mosquées, et sa beauté est parfaite. Elle est située dans le voisinage de Nahrârïah, dont le Nil la sépare. On fabrique à Abiàr de belles étoffes, qui atteignent un prix élevé en Syrie, dans l’Irak, au Caire et ailleurs. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, malgré la proximité de Nahrârïah et d’Abiàr, les étoffes qui sont fabriquées dans la dernière de ces villes ne jouissent d’aucune estime et n’obtiennent aucune approbation à Nahrârïah. (C’est précisément à cause de la facilité que l’on a de s’en procurer.) Je vis à Abiàr le kadi de cette ville, Izz eddîn Almélîhy achchâfi’y. C’est un homme d’un caractère généreux, d’un mérite éminent. Je me trouvais chez lui le jour de la cavalcade. Les habitants d’Abiàr appellent ainsi le jour où l’on observe la nouvelle lune de ramadhan. C’est la coutume chez eux que les fakîhs et les chefs de la ville se réunissent après l’asr, le 29 de cha’bàn, dans la maison du kadi. Le nakib (chef) des gens de loi, revêtu d’un costume magnifique, se tient debout à la porte. Lorsqu’arrive un des fakîhs ou un des chefs, ce nakib le reçoit et marche devant lui, en disant : « Au nom de Dieu, notre seigneur N. de la religion. » Dès qu’ils entendent ces paroles, le kadi et ceux qui se trouvent avec lui se lèvent devant le nouveau venu, et le nakib le fait asseoir dans un endroit convenable. Lorsqu’ils sont tous réunis en ce lieu le kadi et tous ceux qui se trouvent chez lui montent à cheval ; ils sont suivis de toute la population de la ville, hommes, femmes et enfants. Ils arrivent ainsi dans un endroit élevé, situé hors de la ville et qu’ils appellent l’Observatoire de la nouvelle lune. Cet endroit est couvert de nattes et de tapis. Le kadi et son cortège descendent de cheval et y observent la nouvelle lune. Cela fait, ils retournent à la ville, après la prière du coucher du soleil, précédés de bougies, de réchauds portatifs et de fanaux. Les boutiquiers allument des bougies dans leurs boutiques, et la population accompagne le kadi jusqu’à sa maison ; après quoi elle s’en retourne. Telle est leur manière d’agir chaque année.
D’Abiâr je me dirigeai vers Almahallah alkébîrah (le grand quartier), ville célèbre et possédant de beaux monuments. Ses habitants sont nombreux et sa population réunit toutes les bonnes qualités. Elle possède un kadi et un ouâly suprêmes. Le kadi des kadis, lors de mon arrivée à Almahallah alkébîrah, était malade et alité dans un verger lui appartenant, et situé à deux parasanges de la ville. Il s’appelait Izz eddîn Ibn alachmarîn (fils du prédicateur d’Ochmouneïn). J’allai le visiter, en compagnie de son substitut, le fakîh Abou’lkàcim, fils de Bénoùn almàliky attoùnécy et de Cherf eddîn Addamîry, kadi de Mahallah Ménoùf. Nous passâmes un jour chez lui, et la conversation étant venue à rouler sur les hommes pieux, j’appris de lui qu’à un jour de distance de Mahallah kébîrah, se trouvait le canton de Borlos et de Nestéraw (Nestéraouah), où habitaient de saints personnages et où l’on voyait le tombeau du cheikh Merzoûk, le contemplatif. En conséquence, je me dirigeai vers ce district, et je descendis dans la zaouïa du cheikh susnommé. Ce canton abonde en palmiers, en fruits, en oiseaux de mer et en poisson appelé alboûry (le muge). Sa capitale se nomme Malthîn ; elle est située sur le rivage d’un lac qui est formé par les eaux du Nil et celles de la mer, et que l’on appelle le lac de Tinnîs. Nestéraw est située dans le voisinage de ce lac. Je m’y logeai dans la zaouïa du pieux cheikh Chems eddîn Alfalouy. Tinnîs a été jadis une ville grande et célèbre ; mais elle est à présent en ruines. Ibn Djozay fait la remarque suivante : « C’est de Tinnîs que tire son surnom le célèbre poète Abou’lfeth, fils de Ouakî’, qui a dit, en parlant du canal de cette ville :
Lève-toi et verse-moi à boire, tandis que le canal est agité et que les vents recourbent les aigrettes des roseaux.
Les vents qui les penchent à leur gré, ressemblent à un amant qui s’est procuré, en guise de robes de soie, les rameaux des arbres.
L’air est recouvert d’un manteau aussi noir que le musc, mais que les éclairs ont brodé d’or.
On écrit Nestéraw et Borlos. Quelques personnes prononcent Borollos. Abou Becr, fils de Nokthah (le point), écrit Bérellos. Cette localité est située sur le bord de la mer. Au nombre des choses extraordinaires qui s’y passèrent, est le fait suivant, raconté par Abou Abd Allah Arràzy, d’après l’autorité de son père : « Le kadi de Borlos, qui était un homme très pieux, se rendit une certaine nuit sur les bords du Nil. Tandis qu’il accomplissait ses ablutions et qu’il priait, conformément à la volonté de Dieu, tout à coup il entend une voix qui prononçait ces vers :
Si ce n’était pour l’amour des hommes qui observent une série continue de jeûnes, et de ceux qui accomplissent avec assiduité la lecture du Coran ;
Certes, la terre que vous habitez serait bouleversée un beau matin, parce que vous êtes une nation perverse, qui ne vous souciez pas de moi.
« Je terminai ma prière à la hâte, raconte le kadi, et je tournai les yeux de tous côtés, mais je ne vis personne et n’entendis aucun son. Je compris que cette voix était celle d’un ange envoyé par Dieu lui-même. »
Je me dirigeai, reprend notre voyageur, à travers un terrain sablonneux, vers la ville de Damiette (Dimiâth), place spacieuse, abondante en fruits de diverses espèces, merveilleusement distribuée, et participant à toutes sortes d’avantages. Le peuple écrit son nom avec un point sur le dal (ce qui fait Dhimiath) ; c’est ainsi que l’écrit l’imâm Abou Mohammed Abd Allah, fils d’Aly arrochàthy. La gloire de la religion, l’imâm très savant Abou Mohammed Abd Almoumin, fils de Khalaf addimiâthy, chef des traditionnaires, écrivait le nom de cette ville sans ponctuer le dal, et, non content de cela, il contredisait formellement Arrochàthy et d’autres écrivains. Or il devait connaître mieux que personne l’orthographe du nom de sa ville natale. La ville de Damiette est située sur la rive du Nil. Les habitants des maisons voisines de ce fleuve y puisent de l’eau avec des seaux. Beaucoup d’habitations ont des escaliers, au moyen desquels on descend jusqu’au Nil. Le bananier croît en abondance à Damiette, et son fruit se transporte au Caire dans des bateaux. Les brebis des habitants paissent librement et sans gardiens, la nuit comme le jour ; c’est pour cette raison que l’on a dit de Damiette : « Ses murs consistent en sucreries, et ses chiens, ce sont ses brebis. » Lorsque quelqu’un est entré dans Damiette, il ne peut plus en sortir, sinon muni du sceau du gouverneur. Les individus qui jouissent de quelque considération reçoivent ce cachet imprimé sur un morceau de papier, afin qu’ils puissent le faire voir aux gardiens de la porte. Quant aux autres, on imprime le sceau sur leur bras, qu’ils montrent aux gardiens.
Les oiseaux de mer sont très nombreux à Damiette, et leur chair est extrêmement grasse. On y trouve aussi du lait de buffle qui n’a pas son pareil pour la douceur de son goût et sa bonté. Enfin, on y prend le poisson appelé boûry (le muge), qui est exporté de cet endroit en Syrie, en Asie Mineure et au Caire. Près de Damiette se trouve une île située entre la mer et le Nil, et que l’on appelle Alberzakh (la barrière). Elle renferme une mosquée et une zaouïa, dont je vis le cheikh, appelé Ibn Kofl, près de qui je passai la nuit du jeudi au vendredi. Il avait avec lui une troupe de fakirs, hommes vertueux, pieux et excellents. Ils consacrèrent la nuit à la prière, à la lecture du Coran et à la commémoration des louanges de Dieu.
La ville actuelle de Damiette est d’une construction récente ; l’ancienne ville est celle qui a été détruite par les Francs, du temps d’Almélic assâlih. On y voit la zaouïa du cheikh Djemàl eddîn Assàouy, l’instituteur (littéral, le modèle) de la confrérie dite des Karenders (Kalenders). On appelle ainsi des gens qui se rasent la barbe et les sourcils. À l’époque où je visitai Damiette, la zâouïah était occupée par le cheikh Feth attecroûry.
ANECDOTE.
On raconte de la manière suivante le motif qui engagea le cheikh Djémàl eddîn Assâouy à raser sa barbe et ses sourcils. Ce cheikh était doué d’un extérieur avantageux et d’une belle figure. Une femme de la ville de Sâouah conçut de l’amour pour lui ; elle lui adressait des messages, se présentait devant lui sur les chemins et l’invitait à aller chez elle ; mais il la refusait et méprisait ses avances. Lorsqu’elle fut poussée à bout par sa conduite, elle lui dépêcha en secret une vieille femme, qui se présenta devant lui, vis-à-vis d’une maison située sur le chemin qu’il suivait pour se rendre à la mosquée. Cette vieille tenait dans ses mains une lettre cachetée. Au moment où Djemàl oddîn passait à côté d’elle, elle lui dit : « Ô mon maître, sais-tu bien lire ? » Il répliqua : « Oui, certes. – Voici, reprit-elle, une lettre que mon fils m’a envoyée, je désire que tu me la lises. – C’est bien, » répliqua-t-il. Lorsqu’il eut ouvert la lettre, la vieille lui dit : « Ô mon maître, mon fils est marié ; sa femme se tient dans le portique de la maison ; si tu avais la bonté de lire la lettre dans l’espace compris entre les deux portes du logis, afin qu’elle puisse l’entendre… » Il consentit à sa demande ; mais, lorsqu’il fut entré dans le vestibule, la vieille referma la porte extérieure, et l’amante de Djémàl eddîn sortit, accompagnée de ses suivantes. Elles s’attachèrent à lui et l’entraînèrent dans l’intérieur de la maison. Alors la maîtresse du logis lui déclara ses intentions à son égard. Quand il vit qu’il n’avait aucun moyen de lui échapper, il lui dit : « Certes, je ferai ce que tu voudras, mais auparavant montre-moi les latrines. » Elle les lui indiqua. Il y porta de l’eau, et avec un rasoir bien affilé qu’il avait sur lui, il se coupa la barbe et les sourcils ; après quoi il se représenta devant cette femme. Elle le trouva très laid, désapprouva fortement son action et ordonna de le chasser. Ce fut ainsi que Dieu le protégea contre cette tentation. Dans la suite il conserva la même figure (complètement rasée), et tous ceux qui suivent sa règle se rasent la tête, la barbe et les sourcils.
MIRACLE DE CE CHEÏKH.
On raconte que, lorsqu’il fut arrivé à Damiette, il choisit pour demeure le cimetière de cette ville. Elle avait alors pour kadi un nommé Ibn Al’amîd. Ce magistrat ayant un jour accompagné le cortège funèbre d’un des principaux habitants, vit dans le cimetière le cheikh Djemâl eddîn et lui dit : « C’est donc toi qui es le cheikh novateur ? » À quoi le cheikh répliqua : « Et toi, tu es le kadi ignorant ; tu passes sur ta mule entre des tombeaux, et cependant tu sais que le respect que l’on doit aux hommes après leur mort est égal à celui qu’on leur doit de leur vivant. » Le kadi reprit : « Ton usage de te raser la barbe est quelque chose de plus grave que cela. – Est-ce à moi que tu en veux ? » répliqua le cheikh ; puis il poussa un cri. Au bout d’un instant il releva la tête, et l’on vit qu’il était porteur d’une grande barbe noire. Le kadi fut étonné de cela, ainsi que son cortège, et descendit de sa mule devant le cheikh. Celui-ci poussa un second cri, et on lui vit une belle barbe blanche ; enfin, il cria une troisième fois et releva la tête, et l’on s’aperçut qu’il était sans barbe, comme auparavant. Le kadi lui baisa la main, se déclara son disciple, ne le quitta pas tant qu’il vécut, et lui fit construire une belle zaouïa. Lorsque le cheikh mourut, il fut enseveli dans cet édifice. Quand le kadi se vit sur le point de mourir, il ordonna qu’on l’ensevelît sous la porte de la zaouïa, afin que quiconque entrerait pour visiter le mausolée du cheikh, foulât aux pieds son tombeau.
À l’extérieur de Damiette se trouve un lieu de pèlerinage connu sous le nom de Chetha, et dont le caractère de sainteté est manifeste. Les habitants de l’Égypte le visitent, et il y a dans l’année plusieurs jours affectés à cet usage. Près de Damiette, et au milieu des vergers qui l’entourent, on voit un lieu appelé Almoniah (le jardin), qu’habite un cheikh vertueux nommé Ibn Anno’mân. Je me rendis à sa zaouïa et je passai la nuit près de lui.
Il y avait pour gouverneur à Damiette, durant mon séjour dans cette ville, un nommé Almohciny. C’était un homme bienfaisant et vertueux ; il avait construit sur le bord du Nil un collège où je logeai à cette même époque. Je liai avec lui une amitié solide.
Je partis de Damiette pour la ville de Fàrescoûr, située sur le rivage du Nil, et je me logeai en dehors de cette ville. J’y fus rejoint par un cavalier envoyé par l’émir Almohciny. « L’émir, me dit-il, s’est informé de toi, et il a appris ton départ ; il t’envoie cette somme. » Il me remit en même temps une somme d’argent. (Que Dieu l’en récompense !) Je me rendis ensuite à la ville d’Achmoùn Arronimân (ou des grenades), ainsi nommée à cause de la grande quantité de grenades qu’elle produit. On en exporte au Caire. Achmoùn est une ville ancienne et grande, située sur un des canaux dérivés du Nil. Elle a un pont construit en planches, près duquel les vaisseaux jettent l’ancre. Lorsqu’arrive l’heure de l’asr (trois à quatre heures de l’après-midi), on enlève ces planches et les navires passent, tant pour remonter que pour descendre la rivière. Achmoùn Arrommàn a un kadi des kadis et un ouàli des ouàlis.
Je me rendis de cet endroit à la ville de Sémennoûd (Sehennytas), qui est située sur le bord du Nil. Elle possède un grand nombre de vaisseaux et a de beaux marchés. Elle est à trois parasanges de Mahallah kéhîrah. À Sémennoùd je m’embarquai sur le Nil, remontant ce fleuve vers le Caire, entre des villes et des bourgades bien situées et contiguës les unes aux autres. Celui qui navigue sur le Nil n’a pas besoin d’emporter des provisions de route, car, toutes les fois qu’il veut descendre sur le bord du fleuve, il peut le faire, soit pour vaquer à ses ablutions et à la prière, soit pour acheter des vivres et autres objets. Des marchés se suivent sans interruption depuis la ville d’Alexandrie jusqu’au Caire, et depuis le Caire jusqu’à la ville d’Oçouàn (Syène), dans le Sa’îd.